Témoignage de M. Lubin passager du Rubis, alors que le navire tente de porter secours à Saint-Pierre
"Je suis parti par le vapeur Rubis, à deux heures et demie de l'après-midi, avec une compagnie de trente hommes de troupe, commandée par le lieutenant Tessier. En outre, l'abbé
Parel, administrateur du diocèse, accompagné d' un de ses vicaires, avait pris passage à bord.
Après avoir passé Case-Pilote, nous constatons que la mer est jonchée d'épaves. Le Rubis doit ralentir sa marche pour éviter de briser son hélice. Nous remarquons quelques groupes
de personnes. Nous approchons du Carbet ; à notre grand étonnement, il y a relativement peu de monde sur le rivage. Saint-Pierre est enveloppé dans un nuage de fumée, accompagné
de flammes, surtout dans la partie nord, dite le Fort.
Saint-Pierre et ses environs nous apparaissent comme un monceau de cendres et de ruines. La rade ne contient qu'une énorme quantité de morceaux de bois. Deux navires à vapeur, en
fer, complètement démâtés, penchés sur la côte, les canots à moitié descendus dans les porte-manteaux, sont devenus la proie des flammes. Pas trace de la coque d'un navire à voile
; pas un canot ; nous rencontrons seulement trois ou quatre bateaux côtiers, dits pirogues, de la Basse-Pointe, la quille en l'air, chavirés. Sur le rivage et dans la campagne
environnante, pas un être vivant.
Une douzaine d'individus seulement se sont réfugiés sur les rochers situés entre Saint-Pierre et le Carbet ; les chaloupes du Suchet vont les recueillir. Nous avons su que ces
personnes appartenaient aux équipages des navires disparus.
Je demande au capitaine de s'approcher le plus près possible de Saint-Pierre et, faisant mettre au canot à la mer, nous nous dirigeons vers la ville même, le lieutenant,
l'enseigne, et moi. Nous débarquons un peu après la place du mouillage ; la solitude est complète et nous pénétrons jusqu'à la rue Bouillé.
A cet endroit, nous trouvons de place en place des cadavres, quelques-uns gonflés par les gaz et non carbonisés ; quant à ceux qui recouvrent l'emplacement des maisons, ils nous
paraissent entièrement carbonisés. Impossible de pénétrer dans l'intérieur et d'arriver à la rue centrale de la ville, la rue Victor-Hugo. Il faudrait, en effet, marcher sur un
brasier ardent.
Nous reprenons le canot et débarquons à la place Bertin. Là également des cadavres gonflés par les gaz et non carbonisés. Les mains ne sont pas crispées ; la mort paraît
avoir été rapide et exempte de souffrance. Sur cette place, une douzaine de cadavres dont un, celui d'une femme, à la cuisse traversée par une poutre. Les quais
n'existent plus, les troncs d'arbre, non plus. Le phare de la place Bertin, haut de 20 mètres environ, est rasé à environ 3 mètres.
L'escalier intérieur en fer qui le dessert semble avoir été cassé. Les pierres qui restent ne sont pas calcinés, le fer de l'escalier n'a pas souffert du feu. La grille de la
fontaine de cette place est tordue, un tuyau déformé donne encore de l'eau.
Nous essayons de pénétrer dans la rue Lucy, mais la chaleur est tellement suffocante qu'il faut y renoncer, et nous regagnons le vapeur pour aller trouver les personnes qui se
trouvent au Carbet."
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